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Loge de Recherche Laurence Dermott

Rechercher dans la Fraternité et la Tolérance.

Parole Perdue et mots substitués (R. Guénon)

Publié le 13 Mai 2017 par T.D

…Si nous en venons à la « parole perdue » et à sa recherche dans la Maçonnerie, nous devons constater que, tout au moins dans l’état actuel des choses, ce sujet est entouré de bien des obscurités ; nous ne prétendons assurément pas les dissiper entièrement, mais les quelques remarques que nous formulerons seront peut-être suffisantes pour faire disparaître ce qui risquerait d’être pris au premier abord pour des contradictions. La première chose qu’il y a lieu de remarquer à cet égard, c’est que le grade de Maître, tel qu’il est pratiqué dans la Craft Masonry, insiste sur la « perte de la parole », qui y est présentée comme une conséquence de la mort d’Hiram, mais paraît ne contenir aucune indication expresse quant à sa recherche, et qu’il y est encore moins question de la « parole retrouvée ». Cela peut sembler vraiment étrange, puisque la Maîtrise, étant le dernier des grades qui constituent la Maçonnerie proprement dite, doit nécessairement correspondre, tout au moins virtuellement, à la perfection des « petits mystères », sans quoi sa désignation même serait d’ailleurs injustifiée. On peut, il est vrai, répondre que l’initiation à ce grade, en elle-même, n’est proprement qu’un point de départ, ce qui est en somme tout à fait normal ; mais encore faudrait-il qu’il y ait dans cette initiation même quelque chose qui permette d’« amorcer », si l’on peut s’exprimer ainsi, la recherche constituant le travail ultérieur qui devra conduire à la réalisation effective de la Maîtrise ; or nous pensons que, malgré les apparences, il en est bien réellement ainsi. En effet, le « mot sacré » du grade est manifestement un « mot substitué », et il n’est d’ailleurs donné que comme tel ; mais, en outre, ce « mot substitué » est d’une sorte très particulière : il a été déformé de plusieurs façons différentes, au point d’en être devenu méconnaissable et on en donne des interprétations diverses, qui peuvent présenter accessoirement quelque intérêt par leurs allusions à certains éléments symboliques du grade, mais dont aucune ne peut se justifier par une étymologie hébraïque quelconque. Maintenant, si l’on restitue la forme correcte de ce mot, on s’aperçoit que son sens est tout autre que ceux qui lui sont ainsi attribués : ce mot, en réalité, n’est pas autre chose qu’une question, et la réponse à cette question serait le vrai « mot sacré » ou la « parole perdue » elle-même, c’est-à-dire le véritable nom du Grand Architecte de l’Univers . Ainsi, la question étant posée, la recherche est bien « amorcée » par là même comme nous le disions tout à l’heure ; il appartiendra dès lors à chacun, s’il en est capable, de trouver la réponse et de parvenir à la Maîtrise effective par son propre travail intérieur.

Un autre point à considérer est celui-ci : la « parole perdue » est, le plus généralement, en conformité avec le symbolisme hébraïque, assimilée au Nom tétragrammatique ; il y a là, si l’on voulait prendre les choses à la lettre, un anachronisme évident, car il est bien entendu que la prononciation du Nom ne fut pas perdue à l’époque de Salomon et de la construction du Temple. Cependant, on aurait tort de regarder cet anachronisme comme constituant une difficulté réelle, car il ne s’agit nullement ici de l’« historicité » des faits comme tels, qui, à ce point de vue, importe peu en elle-même, et le Tétragramme n’y est pris que pour la valeur de ce qu’il représente traditionnellement ; il peut d’ailleurs fort bien n’avoir été lui-même, en un certain sens, qu’un « mot substitué », puisqu’il appartient en propre à la révélation mosaïque et que, à ce titre, il ne saurait, non plus que la langue hébraïque elle-même, remonter réellement jusqu’à la tradition primordiale . Si nous avons signalé cette question, c’est surtout pour attirer l’attention sur ceci, qui est beaucoup plus important au fond : dans l’exotérisme judaïque, le mot qui est substitué au Tétragramme qu’on ne sait plus prononcer est, comme nous l’avons déjà dit précédemment, un autre nom divin, Adonaï, qui est formé également de quatre lettres, mais qui est considéré comme moins essentiel ; il y a là quelque chose qui implique qu’on se résigne à une perte jugée irréparable, et qu’on cherche seulement à y remédier dans la mesure où les conditions présentes le permettent encore. Dans l’initiation maçonnique, au contraire, le « mot substitué » est une question qui ouvre la possibilité de retrouver la « parole perdue », donc de restaurer l’état antérieur à cette perte ; là est en somme, exprimée symboliquement d’une façon assez frappante, une des différences fondamentales qui existent entre le point de vue exotérique et le point de vue initiatique .

Avant d’aller plus loin, une digression est nécessaire pour que la suite puisse être bien comprise : l’initiation maçonnique, se rapportant essentiellement aux « petits mystères » comme toutes les initiations de métier, s’achève par là même avec le grade de Maître, puisque la réalisation complète de celui-ci implique la restauration de l’état primordial; mais on est alors amené à se demander quels peuvent être, dans la Maçonnerie, le sens et le rôle de ce qu’on appelle les hauts grades, dans lesquels certains, pour cette raison précisément, n’ont voulu voir que des « superfétations » plus ou moins vaines et inutiles. En réalité, il faut ici faire avant tout une distinction entre deux cas : d’une part, celui des grades qui ont un lien direct avec la Maçonnerie, et, d’autre part, celui des grades qui peuvent être considérés comme représentant des vestiges ou des souvenirs, venus se greffer sur la Maçonnerie ou se « cristalliser » en quelque sorte autour d’elle, d’anciennes organisations initiatiques occidentales autres que celle-ci. La raison d’être de ces derniers grades, si on ne les considère pas comme n’ayant qu’un intérêt simplement « archéologique » (ce qui serait évidemment une justification tout à fait insuffisante au point de vue initiatique), est en somme la conservation de ce qui peut encore être maintenu des initiations dont il s’agit, de la seule façon qui soit restée possible après leur disparition en tant que formes indépendantes ; il y aurait certainement beaucoup à dire sur ce rôle « conservateur » de la Maçonnerie et sur la possibilité qu’il lui donne de suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre dans le monde occidental actuel ; mais ceci est entièrement en dehors du sujet que nous étudions présentement, et c’est seulement l’autre cas, celui des grades dont le symbolisme se rattache plus ou moins étroitement à celui de la Maçonnerie proprement dite, qui nous concerne ici directement.

D’une façon générale, ces grades peuvent être considérés comme constituant proprement des extensions ou des développements du grade de Maître ; il n’est pas contestable que, en principe, celui-ci se suffit à lui-même, mais, en fait, la trop grande difficulté qu’il y a à dégager tout ce qui s’y trouve contenu implicitement justifie l’existence de ces développements ultérieurs . Il s’agit donc d’une aide apportée à ceux qui veulent réaliser ce qu’ils ne possèdent encore que d’une façon virtuelle ; du moins est-ce là l’intention fondamentale de ces grades, quelles que soient les réserves qu’il pourrait y avoir lieu de faire sur la plus ou moins grande efficacité pratique de cette aide, dont le moins qu’on puisse dire est que, dans la plupart des cas, elle est fâcheusement diminuée par l’aspect fragmentaire et trop souvent altéré sous lequel se présentent actuellement les rituels correspondants ; nous n’avons à envisager que le principe, qui est indépendant de ces considérations contingentes. À vrai dire, d’ailleurs, si le grade de Maître était plus explicite, et aussi si tous ceux qui y sont admis étaient plus véritablement qualifiés, c’est à son intérieur même que ces développements devraient trouver place, sans qu’il soit besoin d’en faire l’objet d’autres grades nominalement distincts de celui-là .

Maintenant, et c’est là que nous voulions en venir, parmi les hauts grades en question, il en est un certain nombre qui insistent plus particulièrement sur la « recherche de la parole perdue », c’est-à-dire sur ce qui, suivant ce que nous avons expliqué, constitue le travail essentiel de la Maîtrise ; et il en est même quelques-uns qui donnent une « parole retrouvée », ce qui semble impliquer l’achèvement de cette recherche ; mais, en réalité, cette « parole retrouvée » n’est jamais qu’un nouveau « mot substitué », et, par les considérations que nous avons exposées précédemment, il est facile de comprendre qu’il ne puisse en être autrement, puisque la véritable « parole » est rigoureusement incommunicable. Il en est notamment ainsi du grade de Royal Arch, le seul qui doive être regardé comme strictement maçonnique à proprement parler, et dont l’origine opérative directe ne puisse soulever aucun doute : c’est en quelque sorte le complément normal du grade de Maître, avec une perspective ouverte sur les « grands mystères » Le mot qui représente dans ce grade la « parole retrouvée » apparaît, comme tant d’autres, sous une forme assez altérée, ce qui a donné naissance à des suppositions diverses quant à sa signification ; mais, suivant l’interprétation la plus autorisée et la plus plausible, il s’agit en réalité d’un mot composite, formé par la réunion de trois noms divins appartenant à autant de traditions différentes. Il y a là tout au moins une indication intéressante à deux points de vue : d’abord, cela implique évidemment que la « parole perdue » est bien considérée comme étant un nom divin ; ensuite, l’association de ces différents noms ne peut s’expliquer que comme une affirmation implicite de l’unité fondamentale de toutes les formes traditionnelles ; mais il va de soi qu’un tel rapprochement opéré entre des noms provenant de plusieurs langues sacrées n’est encore que tout extérieur et ne saurait en aucune façon symboliser adéquatement une restitution de la tradition primordiale elle-même, et que, par conséquent, ce n’est bien réellement qu’un « mot substitué »

Un autre exemple, qui est d’ailleurs d’un genre très différent, est celui du grade écossais de Rose-Croix, dans lequel la « parole retrouvée » se présente comme un nouveau Tétragramme devant remplacer l’ancien qui a été perdu ; en fait, ces quatre lettres, qui ne sont du reste que des initiales ne formant pas un mot à proprement parler, ne peuvent exprimer ici autre chose que la situation de la tradition chrétienne vis-à-vis de la tradition hébraïque, ou le remplacement de l’« Ancienne Loi » par la « Nouvelle Loi », et il serait difficile de dire qu’elles représentent un état plus proche de l’état primordial, à moins qu’on ne veuille l’entendre en ce sens que le Christianisme a accompli une « réintégration » ouvrant certaines possibilités nouvelles pour le retour à celui-ci, ce qui est d’ailleurs vrai en quelque façon pour toute forme traditionnelle constituée à une certaine époque et en conformité plus particulière avec les conditions de cette époque même. Il convient d’ajouter que, à la signification simplement religieuse et exotérique, il se superpose naturellement ici d’autres interprétations, d’ordre principalement hermétique, qui sont loin d’être sans intérêt en elles-mêmes ; mais, outre qu’elles s’éloignent de la considération des noms divins qui est essentiellement inhérente à la « parole perdue », c’est là quelque chose qui relève de l’hermétisme chrétien beaucoup plus que de la Maçonnerie proprement dite, et, quelles que soient les affinités qui existent entre l’un et l’autre, il n’est cependant pas possible de les considérer comme identiques, car, même lorsqu’ils font jusqu’à un certain point usage des mêmes symboles, ils n’en procèdent pas moins de « techniques » initiatiques notablement différentes à bien des égards. D’autre part, la « parole » du grade de Rose-Croix se réfère manifestement au seul point de vue d’une forme traditionnelle déterminée, ce qui nous laisse en tout cas bien loin du retour à la tradition primordiale, qui est au-delà de toutes les formes particulières ; sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, le grade de Royal Arch aurait assurément plus de raisons que celui-là de s’affirmer comme le nec plus ultra de l’initiation maçonnique.

Nous pensons en avoir dit assez sur ces « substitutions » diverses, et, pour terminer cette étude, nous devrons maintenant revenir au grade de Maître, afin de chercher la solution d’une autre énigme qui se pose à son sujet et qui est celle-ci : comment se fait-il que la « perte de la parole » y soit présentée comme résultant de la mort du seul Hiram, alors que, d’après la légende même, d’autres que lui devaient la posséder également ? Il y a là, en effet, une question qui rend perplexes beaucoup de Maçons, parmi ceux qui réfléchissent quelque peu sur le symbolisme, et certains vont même jusqu’à y voir une invraisemblance qu’il leur paraît tout à fait impossible d’expliquer d’une façon acceptable, alors que, comme on le verra, il en est tout autrement en réalité.La question que nous posions à la fin de la précédente partie de cette étude peut se formuler plus précisément ainsi : lors de la construction du Temple, la « parole » des Maîtres était, suivant la légende même du grade, en la possession de trois personnages qui avaient le pouvoir de la communiquer : Salomon, Hiram, roi de Tyr, et Hiram-Abi ; ceci étant admis, comment la mort de ce dernier peut-elle suffire pour entraîner la perte de cette parole ? La réponse est que, pour la communiquer régulièrement et dans la forme rituelle, il fallait le concours des « trois premiers Grands-Maîtres », de sorte que l’absence ou la disparition d’un seul d’entre eux rendait cette communication impossible, et cela aussi nécessairement qu’il faut trois côtés pour former un triangle ; et ce n’est pas là, comme pourraient le penser ceux qui n’ont pas une habitude suffisante de certaines correspondances symboliques, une simple comparaison ou un rapprochement plus ou moins imaginatif et dénué de fondement réel. En effet, une Loge opérative ne peut être ouverte que par le concours de trois Maîtres ayant en leur possession trois baguettes dont les longueurs respectives sont dans le rapport des nombres 3, 4 et 5 ; c’est seulement quand ces trois baguettes ont été rapprochées et assemblées de façon à former le triangle rectangle pythagoricien que l’ouverture des travaux peut avoir lieu. Cela étant, il est facile de comprendre que, d’une façon similaire, un mot sacré peut être formé de trois parties, telle que trois syllabes dont chacune ne peut être communiquée que par un des trois Maîtres, de sorte que, en l’absence d’un de ceux-ci, le mot aussi bien que le triangle resterait incomplet, et que rien de valable ne pourrait plus être accompli ….

Source : http://esprit-universel.over-blog.com