Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Loge de Recherche Laurence Dermott

Rechercher dans la Fraternité et la Tolérance.

Gnose et gnosticisme chez René Guénon (1)

Publié le 8 Décembre 2012 par Jean Borella in Gnose

On estimera sans doute que la question de la gnose et du gnosticisme n’occupe, chez René Guénon, qu’une place très secondaire. Et c’est tout à fait exact, si l’on s’en tient aux textes, puisqu’il n’a consacré expressément à cette question aucun article 1. Pourtant, si l’on observe que la gnose ne désigne rien d’autre que la connaissance métaphysique ou science sacrée, force est alors d’admettre que Guénon ne traite pour ainsi dire que de cela, et qu’elle représente l’axe essentiel de toute son œuvre. C’est de la gnose pure et véritable, telle que Guénon s’est efforcé de nous en communiquer le sens, que nous voudrions ici parler, parce que nous croyons qu’il n’y a pas, en Occident, de notion qui soit plus méconnue, ou plus mal comprise, que celle-là, ce dont nous a convaincu l’étude attentive de la théologie et de la philosophie européenne.

L’une des raisons majeures de cette incompréhension presque totale tient au fait, comme nous l’avons déjà signalé 1 bis, que le terme de gnose fut d’emblée discrédité par l’usage dévié qu’en firent certaines écoles philosophico-religieuses du IIe siècle après J.C. qui, pour cette raison, ont été rangées sous la dénomination générale de gnosticisme. Au regard de la foi chrétienne, les deux choses paraissent à ce point liées qu’on ne saurait concevoir l’une sans l’autre, et l’on affirmera qu’il n’y a pas en réalité d’autre gnose que celle dont le gnosticisme aux cents visages nous donne l’exemple. Mais, par une conséquence qui n’a au fond rien d’étonnant, les adversaires du christianisme adopteront la même attitude, et revendiqueront dans le gnosticisme, qu’ils identifient à la gnose véritable, la possession d’une tradition antérieure et supérieure à toute religion révélée.

Ce ne sont d’ailleurs pas seulement christianisme et anti-cléricalisme qui professent la confusion de la gnose et du gnosticisme ; Guénon lui-même, dans la première partie de sa vie adulte ne s’est-il pas employé à ressusciter le gnosticisme, du moins sous sa forme cathare, en participant à la constitution d’une « Eglise » gnostique, dont il fut (validement ou non) l’un des évêques ? Lui qui semble toujours vouloir distinguer la pureté de la gnose des impuretés du gnosticisme, n’a-t-il pas été membre d’une organisation néo-gnostique, héritière prétendue d’une ancienne tradition, animée au demeurant d’un anti-catholicisme sans équivoque ?

Y a-t-il eu changement dans l’attitude guénonienne ? Ou bien faut-il admettre que, comme il l’écrivit lui-même à Noëlle Maurice-denis Boulet, il « n’était entré dans ce milieu de la Gnose que pour le détruire » 2 ? Nous verrons qu’à s’en tenir aux textes, il y a bien eu changement, à certains égards, ce qui ne saurait exclure toute continuité, tant s’en faut. Nous estimons en effet que, pour ce qui est de la doctrine essentielle, de la métaphysique pure, Guénon n’a jamais varié, pour la raison qu’une telle variation est tout simplement impossible : ce que l’intellect perçoit est, dans son essence la plus radicale, immuable évidence. On ne s’étonnera même pas qu’une telle perception apparaisse chez un tout jeune homme ; tout au contraire, c’est là chose normale : l’âme jeune est ouverte quasi naturellement aux lumières qui rayonnent de l’Esprit-Saint 3 tandis qu’avec l’âge viennent presque toujours le durcissement et l’oubli. En revanche, les formes dans lesquelles on tente d’exprimer ces intuitions peuvent varier considérablement, car tout langage est tributaire d’une culture, et donc d’une histoire, c’est-à-dire d’une dialectique et d’une problématique, éventuellement inadéquate et toujours « compliquantes ». Le choix des expressions relève alors d’un calcul d’opportunité où il est presqu’impossible de gagner, et qui dépend lui-même de la connaissance que l’on prend de cette cette culture et de cette histoire. Une telle connaissance, portant sur des faits, ne peut être que progressive et empirique ; elle dépend aussi, et nécessairement d’une certaine affinité du sujet connaissant avec l’objet connu. Si bien que, en dehors de l’orthodoxie religieuse qui est garantie par l’autorité de la Tradition magistérielle, la signification d’aucune forme culturelle ne saurait être immuablement définie ; elle change avec l’exactitude de nos informations et nos prédispositions individuelles, ou peut même être définitivement suspendue lorsque, décidément, la question est trop embrouillée. Et l’on sait de reste que Guénon ne s’est jamais attardé là où il ne lui paraissait pas possible d’obtenir une lumière suffisante 4.

Les considérations précédentes nous dictent notre plan. Avant toute chose, nous devons nous interroger sur la nature véritable de ce phénomène historique que fut la gnose et le gnosticisme, car, en ce domaine tout particulièrement, les passions partisanes le disputent trop souvent à l’ignorance. Nous pourrons alors mieux apprécier ce que fut la période « gnosticisante » de René Guénon, entre 1909 et 1912, qui nous retiendra en second lieu. Enfin nous nous efforcerons de montrer pourquoi la gnose « guénonienne » n’est précisément pas du gnosticisme, car c’est là, au fond, tout l’essentiel, et peut-être ne l’a-t-on encore jamais bien expliqué.

I. La gnose dans son histoire

Notre intention n’est nullement de traiter ici de l’histoire du gnosticisme. Le dossier est si vaste et si complexe qu’il faudrait lui consacrer un volume entier. Il existe par ailleurs de bons exposés sur cette difficile question 5. Nous voudrions seulement proposer un point de vue sur la genèse de ce phénomène religieux qui permette d’en acquérir une intelligibilité synthétique, ce qui suppose que nous rappelions d’abord quelques données historiques élémentaires. Quelles que soient en effet les réserves qu’il convient de faire à l’égard de certaines de ses conclusions, nous tenons cependant, en cette affaire, la connaissance de l’histoire pour rigoureusement indispensable, d’autant que nous l’avons souligné ailleurs 6, l’histoire du gnosticisme est inséparable de son historiographie (ou parfois même s’y réduit). Cette historiographie est d’ailleurs fort récente – les plus anciennes études ne remontent pas au-delà du XVIIe siècle 7 – et ne se constitue véritablement qu’au XIXe, surtout grâce aux travaux de l’historien allemand Harnak (1851-1930). Depuis les érudits les plus considérables n’ont cessé de se passionner pour cette question, devenue l’un des problèmes majeurs de l’histoire des religions. En 1945 cet intérêt devait bénéficier de l’une des découvertes les plus extraordinaires de l’archéologie chrétienne, celle d’une bibliothèque à Nag Hammâdi (khénoboskion) en Haute-Egypte 8 : en déterrant « par hasard » une jarre ensablée, on aperçut à l’intérieur 13 volumes en forme de codex (c’est-à-dire de cahiers assemblés et non de rouleaux ou volumen 9) « réunissant au total selon les plus récentes évaluations cinquante trois écrits en majorité gnostiques » 10, ce qui permet désormais d’avoir accès directement aux textes. Jusqu’alors, en effet, tout ce qu’on savait de ceux qu’on appelle « gnostiques » se réduisait aux citations et aux résumés qu’en avaient fait les hérésiologues (principalement S. Irénée et S. Hippolyte) ou à quelques fragments d’interprétation malaisée 10 bis. Il s’en faut, pour autant, que la question du gnosticisme soit définitivement éclairée ou qu’elle en ait été fondamentalement transformée.
De quoi s’agit-il ?

A vrai dire, il n’est pas possible de répondre à cette question. On le pourrait s’il existait véritablement des écoles de pensée se donnant à elles-mêmes le titre de gnostiques et caractérisées par un corps de doctrines bien défini. Il n’en est rien. Le terme de « gnosticisme » est de fabrication récente et ne paraît pas antérieur au début du XIXe siècle. Celui de « gnostique » (gnostikos) adjectif grec signifiant, au sens ordinaire, « celui qui sait », le « savant », n’est employé que fort rarement pour caractériser techniquement un mouvement philosophico-religieux : seuls, parmi toutes les sectes gnostiques, les Ophites se sont ainsi dénommés 11. C’est on a pu conclure : « Il n’y a aucune trace, dans le christianisme primitif de « gnosticisme » au sens d’une vaste catégorie historique, et l’usage moderne de « gnostique » et « gnosticisme » pour désigner un mouvement religieux à la fois ample et mal défini, est totalement inconnu dans la première catégorie chrétienne » 12. Assurément lorsque les historiens appliquent cette catégorie religieuse à telle ou telle doctrine, ce n’est pas absolument sans raison : on retrouve ici ou là, des éléments et des thèmes religieux communs, dont les deux plus constants paraissent être la condamnation de l’Ancien Testament et de son Dieu, d’une part, et celle du monde sensible, d’autre part. Cependant, l’usage qu’ils en font est nécessairement dépendant de l’idée qu’ils s’en forment, c’est-à-dire, au fond, de la conception de la gnose elle-même et de ce qu’ils peuvent en comprendre. Dans la mesure où la gnose connote également les idées de connaissance mystérieuse et salvatrice, ne se communiquant à quelques uns que sous le voile des symboles, mettant en jeu une cosmologie et une anthropologie extrêmement complexes, et ne se réalisant qu’à travers une sorte de théo-cosmogonie dramatique, dans cette mesure, le concept de gnose prend une extension considérable. Les historiens seront alors fondés à en découvrir en des domaines assez inattendus. En définitive, c’est la religion elle-même, quelle qu’en soit la forme, qui s’identifiera à la gnose.

Est-il possible de trouver cependant un point de repère fixe et incontestable ? Le mot de gnôsis ne pourrait-il nous le fournir ?

Ce terme, en grec, signifie la connaissance. Mais il est très rarement employé seul, et, presque toujours, exige un complément de nom (la connaissance de quelque chose), tandis qu’épistémè (science) peut être employé absolument. C’est pourquoi, on admettra avec R. Bultmann, que gnôsis signifie, non la connaissance comme résultat, mais plutôt l’acte de connaître 13. Contrairement d’ailleurs à ce qu’affirment quelques ignorants, il n’est pas le seul nom dont dispose la langue pour exprimer la même idée 14. Platon et Aristote utilisent aussi, en des sens voisins, outre épistémè (et les verbes épistasthaï ou eidenaï), dianoïa, dianoèsis (et dianoesthaï), gnomè, mathèma, mathèsis (et manthaneï), noèsis et (noeïn), noèma, nous, phronésis, sophia, sunésis, etc. A côté de cet usage ordinaire du terme, peut-on parler, comme le fait Bultmann 15, d’un usage « gnostique », dans lequel il serait employé absolument, au sens de la « connaissance par excellence », c’est-à-dire de la « connaissance de Dieu » ? Les exemples que fournit la littérature « païenne » ne sont guère probants. Ce n’est plus le cas avec la littérature sapientale de l’Ancien Testament dans sa version grecque (version dite des « Septante »). Ici, pour la première fois et de façon incontestable, le verbe ginôskô qui traduit l’hébreu yd’, (rendu également, mais plus rarement par eidenaï et épistasthaï), et le nom gnôsis, acquièrent « une signification religieuse et morale beaucoup plus accentuée dans le sens d’une connaissance révélée dont l’auteur est Dieu ou la sophia » 16. C’est ainsi que la Bible parle de Dieu comme du « Dieu de la gnose » (I Sam., II, 3). Pourquoi le judaïsme alexandrin a-t-il choisi ce terme (et, non par exemple, épistémè) pour exprimer l’idée d’une connaissance sacrée et unitive, à laquelle tout l’être participe ? Faut-il y voir l’influence d’un héllénisme mystique (ou mystérique) qui aurait déjà utilisé ce terme en ce sens ? Pour des raisons de principe – et non seulement de faits toujours contestables – nous le croyons pas : il est exclu qu’une religion puisse subir une telle altération de ce qui est pour elle essentiel, savoir la relation unique et mystérieuse qui s’établit entre l’être humain et Dieu dans un acte incomparable auquel elle donne précisément le nom de « connaissance ». c’est plutôt l’inverse qui est vrai, c’est la tradition juive qui confère au vocable grec sa signification religieuse plénière 17, et si le terme choisi pour exprimer cet acte de « connaissance » fut celle de gnôsis, c’est précisément parce qu’il était de signification neutre, alors qu’un terme comme épistémè, au sens philosophique bien précis, n’aurait pu se prêter à une telle opération. Nous ne nions nullement l’existence d’un hellénisme religieux ou d’une tradition égyptienne, puisque ce sont là les deux sources que les historiens ont voulu donner à la gnôsis biblique. Bien au contraire, l’existence de tels phénomènes sacrés est pour nous une évidence. Mais, ainsi que nous l’avons souligné dans un autre ouvrage 18, il serait bon que les historiens cessent de penser avec le seul concept d’«influence » qui les conduit immanquablement à celui de « sources ». Il n’existe peut-être pas de domaine où une telle recherche soit plus vaine que celui de la gnose et du gnosticisme. Il peut y avoir, d’une tradition à l’autre, influence, emprunt, transfert, pour des éléments périphériques, non pour ce que ces traditions ont d’essentiel, tout au moins lorsqu’elles sont encore vivantes.

Cependant, à s’en tenir aux textes (particulièrement au livre des Proverbes où, gnôsis est le plus souvent employé), nous n’avons pas encore affaire à la gnose au sens où nous l’entendons d’ordinaire, c’est-à-dire au sens d’une connaissance purement intérieure et déifiante, qui n’est plus seulement un acte, mais aussi un état, que Dieu seul peut conférer à l’intellect pneumatisé 19, ce qu’on peut appeler le « charisme de la gnose ». Non que la chose n’existe pas dans l’Ancien Testament, mais le terme de gnose n’y reçoit pas une telle signification 20. Il faut donc attendre le Nouveau Testament, et particulièrement la 1er et 2e Epître aux Corinthiens, l’Epître aux Colossiens et la Ier à Timothée, pour voir apparaître pour la première fois le mot gnôsis employé au sens que nous venons de définir. Que la décision de désigner ainsi l’état de la connaissance spirituelle trouve son origine dans la version des Septante, c’est évident, et point n’est besoin de faire appel à la culture hellénistique. Mais que ce soit l’enseignement de Jésus-Christ et la révélation en lui du Logos divin qui ait rendu possible la manifestation de cet état de gnose dans l’âme de ceux qui y ont cru, voilà aussi ce qui, pour nous, est non moins incontestable. Le christianisme tout entier, dans son essence, est un message de gnose : « connaître et adorer Dieu en esprit et en vérité », et non plus seulement à travers des formes sensibles ou rituelles ; ou plutôt s’unir à Jésus-Christ, qui est lui-même la gnose du Père, et qui transcende par lui-même aussi bien le monde crée que les obligations religieuses. Certes, le mot est d’origine helléno-biblique. Mais la chose, la connaissance intérieure et salvatrice, le charisme de la gnose en qui la foi atteint sa perfection déifiante, cela est tout simplement et fondamentalement « chrétien ». C’est ce kérygme d’amour et d’union transformante à Dieu que Jésus est venu révéler, et il suffit de lire l’Evangile pour s’en rendre compte. Face au ritualisme des Pharisiens, le Christ, gnose incarnée du Père, vient rouvrir la « porte étroite » de l’intériorité spirituelle. Et comment les Apôtres, et S. Paul et les premiers chrétiens auraient-ils pu vivre autrement leur plus profond engagement « dans le Christ » ? 21

C’est pourquoi on ne rencontre aucune attestation documentaire de l’existence d’une « gnose » ainsi nommée, antérieurement au Nouveau Testament, et cela en dépit des recherches (et parfois des affirmations) d’éminents historiens 22. Il est vrai que sur les 29 occurrences néotesmentaires de gnôsis, toutes ne désignent pas un état spirituel. Cependant elles ont chaque fois un sens religieux (sauf pour la 1er Epître de S. Pierre, III, 7) et si le sens « gnostique » est surtout paulinien 23, il nous paraît également présent chez S. Luc, lorsque le Christ déclare : « Malheur à vous, Docteurs de la Loi, parce que vous avez ôté la clef de la gnose ; vous-mêmes n’êtes pas entrés, et ceux qui entraient vous les avez chassés » (XI, 52), surtout si l’on admet que la clef véritable, c’est la gnose elle-même, qui s’identifie en réalité au « Royaume des Cieux » comme le prouve le passage parallèle en S. Matthieu (XVI, 19). Il nous paraît donc certain que, s’il a existé une « gnose » (ainsi nommée), elle a d’abord été chrétienne, et plus encore « christique ». Il faut réellement être aveugle au « phénomène » du Christ pour ne pas s’apercevoir du prodigieux effet spirituel qu’il dut produire sur ceux qui en furent les témoins (effet qui, deux mille ans plus tard, ne s’est pas encore épuisé). Comment douter un seul instant que ce Jésus-Christ qui était « plus qu’un prophète » ne communiquât à ceux qu’Il rencontrait et qui accueillait sa parole, une gnose, un état de connaissance intérieure et déifiante sans commune mesure avec rien de ce qu’ils avaient expérimenté jusque là ? c’est cet état spirituel que S. Paul désigne du nom de gnôsis, et dans laquelle il voit la perfection de la foi 24. C’est lui que nous retrouverons dans des écrits d’inspiration paulienne, comme l’Epître de Barnabé – parfois comptée au nombre des textes néo-testamentaires – dont l’auteur déclare que, s’il écrit à ses interlocuteurs qui abondent déjà en foi, c’est « afin que, avec la foi que vous possédez, vous ayez une gnose parfaite » 25. Voilà pourquoi aussi S. Paul peut dire, à quelques lignes d’intervalles (1 Co., VIII, 1-7) : « Nous avons tous la gnose » et « tous n’ont pas la gnose », selon qu’elle est simple connaissance théorique qui comme telle, est un savoir « ignorant » et plein de lui-même, ou bien réalisation effective de sa nature transcendante et divine qui la met à l’abri de toute atteinte « extérieure » (la docte ignorance).

Resterait à se demander pourquoi S. Paul est pour ainsi dire le seul écrivain néotestamentaire à parler de gnôsis, et pourquoi S. Jean ignore totalement ce nom 26, bien qu’on puisse avec raison le considérer comme l’auteur le plus « gnostique » du Nouveau Testament ? Sans doute on répondra qu’il faut voir là une preuve de l’influence de la Bible des LXX, laquelle, nous l’avons vu, est la première à avoir conféré à ce terme une connotation essentiellement religieuse. A cet influence, un homme aussi versé dans la science rabbinique que l’était S. Paul devait être particulièrement sensible. Plus certainement qu’un S. Jean, dont la connaissance prend sa source dans la vision directe de la Gnose incarnée, Jésus-Christ, et, pour s’exprimer, use essentiellement des grands symboles traditionnels, plutôt que de concepts 27. Cependant, cette situation particulière de S. Paul ne suffirait pas à expliquer la quasi-absence de gnôsis dans les Evangiles. Nous croyons qu’il faut y ajouter une autre raison, plus profonde et moins circonstancielle. C’est que, parmi les autorités fondatrices de la Révélation reconnues par la dogmatique chrétienne, S. Paul occupe une place tout à fait curieuse. Il est certes une autorité majeure, l’une des « colonnes de l’Eglise », dépositaire du message authentique, et pourtant il n’a jamais « connu le Christ dans la chair » ! Tout chrétien doit croire que la totalité de la Révélation a été donnée en Jésus-Christ et que les Apôtres n’en sont les dépositaires autorisés que parce qu’ils l’ont reçue. Etant donné le caractère surnaturel de cette Révélation, elle vient nécessairement de l’extérieur : fides ex auditu, dit S. Paul lui-même. Par rapport à cette Révélation directe (écrite ou orale) qui seule fait autorité, il ne peut y avoir que des révélations privées (dénuées de l’autorité de foi) ou des commentaires théologiques qui explicitent le donné révélé. Que S. Paul ait lui aussi, comme n’importe quel autre chrétien, reçu un enseignement des Apôtres, c’est incontestable. Toutefois, parmi tous ceux qui sont dans ce cas, il est le seul dont la parole ait valeur de révélation. C’est qu’il reçut en outre la révélation de l’Evangile directement du seigneur (I Co., XI, 23). Elle confirme ou complète la tradition apostolique, mais le mode de sa communication ne peut être qu’intérieur 28. La dogmatique chrétienne admet donc qu’il puisse y avoir au moins une révélation qui ne vienne pas uniquement du Christ « historique » mais aussi du Fils intérieur que Dieu, nous dit S. Paul : « a révélé en moi-même » (Galates, I, 17). Autrement dit, elle admet qu’il puisse y avoir une « expérience spirituelle » qui vaille révélation, un mode de connaissance par lequel l’intellect pneumatisé participe à la connaissance que Dieu prend de Lui-même en son Verbe. Il est vrai que, chez S. Paul, cette expérience revêt un caractère exceptionnel ; elle est voulue par Dieu comme norme et référence doctrinale de la foi chrétienne, sans constituer une « seconde révélation ». Néanmoins, l’existence même d’un tel mode de connaissance prouve que la religion chrétienne n’en écarte pas a priori le principe. Eh bien, ce mode de connaissance qui réalise la perfection de la foi (compatible avec l’état humain), c’est à lui que S. Paul donne le nom de gnose. Il ne présente évidemment pas en tout « gnostique », ni le degré de la gnose paulienne, ni surtout son caractère (extrinsèque) de norme objective pour une collectivité traditionnelle (ce qui fait de S. Paul une « colonne de l’Eglise »), mais il découle nécessairement de cette possibilité de principe. Et c’est pourquoi il est tellement important que le christianisme compte précisément S. Paul au nombre des colonnes de l’Eglise, lui qui « ne connaît pas le Christ selon la chair » 29.

Toutefois, il ne faudrait pas considérer la gnose chez S. Paul sous son seul aspect charismatique et intérieur. C’en est assurément la dimension la plus profonde et la plus décisive, mais non l’unique. Comme son nom l’indique, la « gnôsis » paulienne est aussi une connaissance au sens premier du terme, qui implique donc une activité proprement intellectuelle, capable éventuellement de se formuler et de s’exprimer de façon claire et précise. De ce point de vue, S. Paul oppose la glossolalie, le « parler en langues », indistinct et inarticulé, au « parler en gnose », qui utilise les articulations signifiantes du langage, pour transmettre un savoir, une doctrine, et, par conséquent, pour « édifier » la communauté (1 Co., XIV, 6-19). La gnose est à la fois ineffable et intérieure, un état spirituel, et aussi formulable et objective, un corpus doctrinal. De ce point de vue, elle est transmissible et peut être l’objet d’une tradition. Allons plus loin. La spécificité de la gnose réside précisément dans la conjonction de ces deux aspects. Elle n’est, la gnose véritable, ni théorie abstraite, conceptualité vaniteuse et qui se contente illusoirement de ses propres formulations, ni mysticisme confus, facilement retranché dans l’incommunicable. On comprend à l’évidence l’importance que ce terme ne pouvait manquer de revêtir aux yeux des premiers chrétiens, et plus tard, des premiers Pères de l’Eglise. En lui se formulait quelque chose d’irremplaçable et d’infiniment précieux : l’affirmation d’une sorte de « vérification interne » de la doctrine extérieurement révélée et crue, la possibilité pour la « théologie » 30, d’être autre chose qu’un simple exercice rationnel, et d’accéder à une expérience intellective et savoureuse de la vérité dogmatique, bref, à une intellectualité sacrée.

Telles sont les raisons qui engagent les premiers Pères à faire usage de ce terme, bien qu’ils eussent à leur disposition d’autres mots pour exprimer l’idée de connaissance. C’est le cas, au premier chef, de S. Clément d’Alexandrie, le plus grand docteur de la gnose chrétienne (ainsi nommée), qui nous la présente à la fois comme une tradition secrète enseignée par le Christ à quelques apôtres 31, comme consistant dans l’interprétation des Ecritures et l’approfondissement des dogmes 32, enfin comme la perfection de la vie spirituelle et l’accomplissement de la grâce eucharistique 33. C’est le cas d’Origène, qui, pourtant, dans le Contre Celse, utilise aussi des termes tels que dogma, didaskalia, épistémè, logos, sophia, théologia, etc., mais qui maintient l’usage de « gnose » et de « gnostique », alors même qu’il combat un gnosticisme hérétique, ce qui a fait dire que « les chrétiens n’ont pas craint d’employer le même vocabulaire que les gnostiques » 34. Nous voyons la même attitude chez S. Irénée de Lyon, dont l’Adversus Haereses combat la « gnose au faux nom » pour établir la « gnose véritable ». Et de même chez S. Denys l’Aéropagite ou S. Grégoire de Nysse. C’est ainsi qu’il a existé incontestablement une gnose authentiquement chrétienne 35. Et sans doute fut-ce un grand malheur pour l’Occident que la langue latine ne comportât aucun terme équivalent pour traduire gnôsis, car ni agnitio ou cognitio ni scientia ou doctrina n’avaient reçu de leur usage biblique, puis paulinien, la signification sacrée du vocable grec 36. Cette infériorité sémantique devait évidemment favoriser l’apparition et le développement d’un rationalisme théologique qui conduit nécessairement aux réactions anti-intellectuelles de la théologie existentielle et, finalement, à la disparition de la doctrina sacra.

Mais, après l’emploi biblique et paulino-patristique du mot gnôsis, il nous faut en venir à son emploi hérétique, puisque c’est lui qui a donné naissance à ce qu’on appelle « gnosticisme ». Cet emploi apparaît déjà chez S. Paul, lorsqu’il dénonce la « gnose au faux nom » (1 Tim., VI, 21). De même, chez S. Jean, son insistance à définir le « connaître » (ginôskein) divin, peut se comprendre comme mise en garde contre une altération de la gnose christique. Toutefois, en l’état actuel de notre documentation, il est impossible d’affirmer l’existence, à l’âge néo-testamentaire, d’un gnosticisme défini et organisé. Comme on l’a souligné à maintes reprises 37, il s’agit de tendances, de germes gnosticisants, non d’une hérésie déclarée et constituée. Ne cherchons pas à faire dire aux textes ce qu’ils ne disent pas. Et d’ailleurs la chose va de soi. L’extraordinaire puissance gnostique de la manifestation du Verbe en Jésus-Christ ne pouvait pas ne pas engendrer d’excès chez certains esprits trop faibles pour en supporter l’ivresse. C’est ainsi que devaient à la fois se développer la complexité charismatique de l’expérience gnostique, et se durcir le refus du « christ selon la chair » (avec celui de la création corporelle), dans la mesure où la gnose se conçoit elle-même comme une grâce de connaissance expérimentée dans l’intériorité de l’âme. Qui dit connaissance, en effet, dit degrés de connaissance ; et qui dit grâce donnée, dit donateur : les degrés de gnose exigent donc une hiérarchie de donateurs, d’où la multiplication des intermédiaires divins et la complication indéfinie de l’angélologie et de la cosmo-théologie. D’autre part, la suraccentuation dramatique de l’intériorité spirituelle, que met en évidence l’élitisme ésotérisant des sectes, conduit au rejet du Verbe-fait-chair, et, en conséquence, au « misocosmisme » et au mépris du Créateur, le mauvais Dieu, ramené à sa fonction démiurgique.

Or, précisément, la gnose christique se caractérise par son unité et sa simplicité. Les intermédiaires divins sont réduits à l’unicité du Verbe-fait-chair (S. Jean), Médiateur entre Dieu et les hommes (S. Paul). Relativement aux doctrines pré-chrétiennes relevant de la « gnose universelle » – qu’elles soient juives, hellénistiques, égyptiennes, ou éventuellement proche-orientales – c’est une grande nouveauté. Le Christ est lui-même la gnose de Dieu, et cette gnose, ayant pris un corps d’homme, se manifeste à tous les hommes, réalisant ainsi un fulgurant court-circuit métaphysique. Tous les degrés de connaissance et donc de réalités (la multiplicité des éons) sont « récapitulés » synthétiquement dans le Christ 38, qui offre ainsi une voie directe à la gnose de Dieu. D’autre part, et bien que l’expérience gnostique demeure nécessairement quelque chose d’intérieur, et donc d’ésotérique, puisqu’elle est l’œuvre du Saint-Esprit, elle est cependant proposée immédiatement à tout le monde. Par ces deux caractères, la gnose christique opère une sorte de restauration anticipée de l’âge d’or et de l’état édénique. C’est précisément ce que les gnostiques excessifs ne peuvent accepter. Ce qui les a frappés et convertis, d’une certaine manière, c’est la force neuve et irrésistible de la manifestation christique : elle est visiblement portée par la puissance de l’Esprit. Mais ils vivent cette nouveauté à partir des schémas anciens : ils veulent mettre le vin nouveau dans de vieilles outres. Cette force neuve à laquelle ils ne peuvent demeurer insensibles, par son message de pure intériorité, éveille en eux l’écho de doctrines anciennes, soit qu’ils les aient connues directement, parce qu’ils y ont été initiés et qu’ils en viennent, soit qu’ils en aient seulement entendu parler, et que leur conversion au christianisme les aient conduits à les redécouvrir et à s’y intéresser de plus en plus. Telle est, pensons-nous, l’origine probable de ce qu’on appelle aujourd’hui proprement le gnosticisme, et dont l’existence historique nous est attestée, aux environs du IIe siècle, par les écrits de S. Clément d’Alexandrie, de S. Irénée de Lyon et de S. Hippolyte de Rome. Nous y voyons comme un phénomène de reviviscence de doctrines anciennes et diverses sous l’effet bouleversant et révélateur de la manifestation christique dans laquelle se fait entendre comme un irrésistible appel à l’intériorité spirituelle, car c’est la signification la plus centrale du message de Jésus, Verbe incarné. Cet appel qui retentit à toute oreille avec des accents si impérieux, si évidents, entre en consonance avec maintes traditions ésotériques, plus ou moins sommeillantes, ou décadentes, ou sclérosées. La lumière du Verbe les éclaire soudain, les faisant surgir de l’obscurité, remettant en mémoire leur signification vivante qui paraissait irrémédiablement perdue. Refusant alors de s’enter sur le tronc de l’olivier christique et d’être portés par la véritable racine de la gnose, ils ont voulu faire le contraire, greffer le rameau christique sur le tronc des anciennes traditions, afin seulement de bénéficier de sa vitalité et pour revitaliser leurs anciennes traditions 39. Notre explication ne saurait prétendre à la certitude parfaite, mais elle a moins le mérite de la vraisemblance. Elle s’accorde en outre avec le fait que, d’une part, le gnosticisme est une hérésie chrétienne, et, d’autre part, qu’on retrouve en lui des fragments doctrinaux de toute provenance et d’origine souvent pré-chrétienne. Enfin, elle repose essentiellement sur la prise en compte du caractère puissamment gnostique de la manifestation christique, ce dont, nous semble-t-il, on s’est trop peu avisé jusqu’ici 40.

On le voit, l’enjeu de cette redoutable question n’est pas mince, et c’est pourquoi nous devions nous étendre sur son histoire. Il est hautement significatif que la première hérésie chrétienne ait été le gnosticisme et d’une certaine manière, toute l’histoire de l’Occident en a été changée. Car le gnosticisme hérétique, s’il a disparu au Ve ou VIe siècle, à peu près complètement, a au moins réussi une chose : c’est à discréditer définitivement le vocable néotestamentaire de gnose et, par là, à occulter presque entièrement la simple idée d’une intellectualité sacrée. Et nous croyons que si l’œuvre de René Guénon a un sens, c’est non seulement de réhabiliter la notion de gnose, mais, plus profondément, de nous en redonner l’intuition vive et lumineuse. Cependant, avant de montrer quelle est effectivement la situation et la fonction de la gnose véritable chez Guénon, nous devons nous interroger sur les raisons qui l’ont d’abord conduit à adhérer au néo-gnosticisme le plus contestable, et quelle fut la signification de cet épisode assez déroutant.

II. La rencontre des néo-gnostiques

Force est de constater que l’intérêt de Guénon pour le gnosticisme et la gnose semble commencer par correspondre assez exactement à celui de son temps, c’est-à-dire à l’idée que s’en forme une certaine mode culturelle entre 1880 et 1914. Remarquons le bien, c’est aussi à cette époque que s’élabore l’historiographie scientifique du gnosticisme, avec ses deux grandes tendances, celle de Harnarck d’une part, qui voit dans le gnosticisme « une hellénisation radicale et prématurée du christianisme » 41, hellénisation que réussira la Grande Eglise avec plus de sagesse et de lenteur, celle de Bossuet et de Reitzenstein d’autre part, qui, frappés par la ressemblance du gnosticisme chrétien avec des manifestations religieuses égyptiennes, babyloniennes, iranienne, hermétiste, parlent d’une gnose préchrétienne et voient dans le gnosticisme de Valentin, de Basilide ou de Marcion, une sorte de « régression d’un christianisme hellénisé vers ses origines orientales » 42, bref, une « orientalisation » 43 non moins radicale que l’hellénisation de Harnack. Or, cet essor de l’historiographie gnostique va de pair avec une certaine mode de la gnose, qui apparaît déjà au XVIIIe siècle, mais qui précise ses traits essentiels surtout dans la première partie du XIXe. C’est alors que se précise la signification plus ou moins « occultiste » de ce terme, signification qu’il gardera désormais dans l’usage qu’en font la plupart des cercles pseudo-ésotéristes. Tel n’est pas le cas au XVIIe siècle. A cette époque, Fénélon peut encore tenter de reprendre le vocabulaire parfaitement orthodoxe de Clément d’Alexandrie et d’identifier la mystique du pur amour à la gnose des Pères de l’Eglise. Sans doute son opuscule, La gnostique de saint Clément d’Alexandrie, dans lequel il fournit un magistral exposé de la doctrine du grand Alexandrin, restera-t-il longtemps inédit, Bossuet en ayant évidemment interdit la diffusion 44. Néanmoins Bossuet lui-même ne s’offusque point de l’emploi du terme et s’efforce seulement d’en ramener la signification sur le plan de la théologie commune : « Je ne vois point, dit-il, qu’il faille entendre d’autre finesse ni, sous le nom de gnose, un autre mystère que le grand mystère du christianisme, bien connu par la foi, bien entendu par les parfaits, à cause du don d’intelligence, sincèrement pratiqué et tourné en habitude » 45. Semblablement, Saint-Simon nous atteste que le terme de gnose désignait, à la cour de Louis Xiv, la doctrine de Fénelon 46, toutefois, le caractère « compromettant » du terme nous paraît s’accentuer avec le temps. Les raisons n’en sont pas difficiles à supposer.

Texte publié dans le Dossier H (L’Age d’Homme) consacré à René Guénon en 1984.

Source : http://jeanborella.blogspot.fr